Santé : les suicides au travail, une réalité complexe qui divise les spécialistes
La série noire qui touche France Télécom met en lumière les suicides liés au travail: difficiles à évaluer et à démêler de ceux provoqués par des drames personnels, ils prennent toutefois de l’ampleur, selon les spécialistes partagés sur l’existence d’un effet d’entraînement.
Selon Eric Albert, psychiatre et fondateur de l’Ifas (Institut français d’action contre le stress), le dernier suicide à France Télécom résulte bien d’un “phénomène de contagion suicidaire”, et “aujourd’hui parler des suicides de France Télécom c’est contribuer au risque de suicide”.
Mais pour Annie Thébaud-Mony, chercheur en santé publique depuis 30 ans, “il n’y a pas d’effet d’entraînement”, pas “sur un fait aussi grave”, car “c’est un acte personnel, c’est l’utime acte de résistance face à une altération très forte des capacités de résistance du salarié”.
Plus nuancé, Jean-Ange Lallican, président de la commission sur le stress de l’Association nationale des directeurs de ressources humaines (ANDRH), explique: “Quand vous annoncez des suicides, curieusement vous avez un effet de résonance, de mauvaises ondes qui s’appliquent sur d’autres personnes. Il peut y avoir un effet de copie” qui va “cristalliser chez certaines personnes déjà fragilisées, l’intention de la mise à l’acte”. Mais “si on ne le fait pas, cela peut arriver aussi”, note-t-il.
Selon lui, “on ne peut pas véritablement dire que la causalité vient du fait qu’on annonce des suicides. Les suicides arrivent parce que (…) la personne ne peut plus accepter sa situation complexe et ne voit plus que d’autres solutions que de mettre fin à ses jours”.
La plupart des experts s’accordent, par contre, sur une hausse du nombre de suicides liés au travail, malgré la difficulté à les compter.
Selon un rapport de 2008, “il n’existe pas de recensement” du nombre de suicides “sur le lieu de travail ou présentant une forte présomption d’être liée au travail”.
De plus, pour Christian Baudelot, sociologue à l’Ecole normale supérieure et spécialiste du suicide, “les statistiques du suicide sont extrêmement imprécises”, “en particulier par rapport au travail”. Mais selon lui, si on considère “les tendances. Là, il est certain que le suicide au travail monte”.
Même constat pour Jean-Claude Delgennes, directeur du cabinet Technologia, qui a constaté une nette augmentation “depuis dix, douze ans, même si aucune étude précise n’existe”, a-t-il expliqué au Monde.
Le taux de suicide dans la population française s’est élevé à 16,3 pour 100.000 habitants en 2007, selon l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) qui ne donne pas de taux pour la population active, mais précise que chez les hommes de moins de 65 ans, il frôle les 20 pour 100.000, et dépasse les 30 pour 100.000 de 35 à 59 ans.
A France Télécom, les syndicats ont dénombré en 19 mois, 25 suicides de salariés (une femme), pour 100.000 personnes (64% d’hommes). Un taux comparable à l’Inserm, mais qui ne détaille pas les suicides liés au travail, et ne comprend que les suicides dont les syndicats ont eu connaissance.
Pour Christophe Dejours, psychologue et auteur de “Suicide et travail, que faire?”, le lien avec le travail est indubitable en cas de suicide au bureau ou en dehors si la personne a laissé une lettre accusant son travail; pour les autres, le lien est plus difficile à identifier.
Une extrapolation d’une étude menée en 2003 en Haute-Normandie avait estimé entre 300 et 400 par an les suicides au travail en France, mais les experts restent prudents. Pour M. Baudelot, “on ne saura jamais le chiffre exact”.
Paris, 16 oct 2009 (AFP)